La compétence universelle face aux crimes contre l’humanité : un outil juridique controversé

La compétence universelle permet aux États de poursuivre les auteurs présumés de crimes contre l’humanité, quel que soit le lieu où ces actes ont été commis. Ce principe juridique, né après la Seconde Guerre mondiale, vise à lutter contre l’impunité des crimes les plus graves. Malgré son potentiel, son application soulève de nombreux défis politiques et diplomatiques. Entre volonté de justice et réalités géopolitiques, la compétence universelle reste un mécanisme complexe dont l’efficacité fait débat sur la scène internationale.

Origines et fondements de la compétence universelle

La notion de compétence universelle trouve ses racines dans le droit international qui s’est développé après les atrocités de la Seconde Guerre mondiale. Face à l’horreur des crimes nazis, la communauté internationale a cherché à mettre en place des mécanismes juridiques permettant de poursuivre les responsables de crimes particulièrement graves, où qu’ils se trouvent.

Le principe de compétence universelle repose sur l’idée que certains crimes sont si graves qu’ils portent atteinte à l’humanité tout entière. Dès lors, tout État aurait le droit, voire le devoir, de juger leurs auteurs présumés, indépendamment du lieu où ces actes ont été commis et de la nationalité des victimes ou des accusés.

Parmi les textes fondateurs, on peut citer les Conventions de Genève de 1949 qui prévoient une obligation pour les États de rechercher et poursuivre les auteurs de crimes de guerre. La Convention contre la torture de 1984 étend ce principe aux actes de torture.

Progressivement, la compétence universelle s’est élargie à d’autres crimes internationaux comme les crimes contre l’humanité et le génocide. Elle s’appuie aujourd’hui sur un corpus de traités internationaux et de législations nationales qui en définissent le cadre et les modalités d’application.

Les critères définissant un crime contre l’humanité

Pour qu’un acte soit qualifié de crime contre l’humanité et puisse relever de la compétence universelle, il doit répondre à plusieurs critères :

  • Une attaque généralisée ou systématique contre une population civile
  • La commission d’actes inhumains graves (meurtres, torture, déportation, etc.)
  • Une politique d’État ou d’organisation derrière ces actes
  • La connaissance par l’auteur du contexte plus large dans lequel s’inscrivent ses actes

Ces critères, définis notamment par le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, visent à distinguer les crimes contre l’humanité des crimes de droit commun et à justifier l’application de la compétence universelle.

Mise en œuvre et défis de la compétence universelle

La mise en œuvre concrète de la compétence universelle par les États soulève de nombreux défis pratiques et juridiques. Si le principe est largement reconnu en droit international, son application effective reste limitée et sujette à controverses.

Un premier obstacle tient à la collecte des preuves. Les faits en cause ayant souvent eu lieu dans des pays lointains, parfois des années auparavant, il peut s’avérer extrêmement difficile de rassembler des éléments probants. Les enquêteurs doivent composer avec des barrières linguistiques, culturelles et logistiques importantes.

Se pose ensuite la question de la présence de l’accusé sur le territoire de l’État qui souhaite le poursuivre. Certains pays exigent cette présence pour engager des poursuites, d’autres autorisent les procès par contumace. Dans tous les cas, l’arrestation et l’extradition éventuelle des suspects impliquent une coopération internationale qui n’est pas toujours acquise.

La mise en œuvre de la compétence universelle soulève aussi des enjeux de souveraineté nationale. Certains États y voient une ingérence dans leurs affaires intérieures, surtout lorsque les poursuites visent des dirigeants ou d’anciens dirigeants. Des considérations diplomatiques et géopolitiques entrent alors en jeu, pouvant freiner les procédures judiciaires.

Enfin, le risque de multiplication des poursuites et de conflits de juridictions n’est pas à négliger. Comment articuler la compétence universelle avec les procédures nationales dans le pays où les crimes ont été commis ? Quelle hiérarchie établir entre les différentes juridictions potentiellement compétentes ?

Le rôle des ONG et de la société civile

Face à ces défis, les organisations non gouvernementales (ONG) et la société civile jouent un rôle crucial dans la mise en œuvre de la compétence universelle :

  • Documenter les crimes et rassembler des preuves
  • Porter plainte ou se constituer partie civile
  • Faire pression sur les autorités pour l’ouverture d’enquêtes
  • Sensibiliser l’opinion publique à ces enjeux

Des organisations comme la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) ou Human Rights Watch sont ainsi à l’origine de nombreuses procédures basées sur la compétence universelle.

Études de cas : succès et limites de la compétence universelle

L’histoire de la compétence universelle est jalonnée de quelques succès retentissants mais aussi de nombreux échecs ou demi-succès qui illustrent les défis de sa mise en œuvre.

L’un des cas les plus emblématiques reste l’affaire Pinochet. En 1998, l’ancien dictateur chilien est arrêté à Londres suite à un mandat d’arrêt international émis par le juge espagnol Baltasar Garzón. Bien que Pinochet ait finalement échappé à l’extradition pour raisons de santé, cette affaire a marqué un tournant en démontrant qu’aucun ancien chef d’État ne pouvait se croire à l’abri de poursuites pour crimes contre l’humanité.

Plus récemment, on peut citer la condamnation en Allemagne d’anciens officiers syriens pour torture dans le cadre du conflit en Syrie. Ces procès, rendus possibles par la présence des accusés sur le sol allemand en tant que réfugiés, ont permis d’apporter une forme de justice aux victimes alors même que toute procédure en Syrie reste impossible.

À l’inverse, l’échec des tentatives de poursuites contre des responsables américains pour torture dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme » illustre les limites politiques de la compétence universelle. Les pressions diplomatiques des États-Unis ont conduit plusieurs pays européens à restreindre l’application de ce principe.

Le cas de l’ancien président tchadien Hissène Habré, finalement jugé et condamné au Sénégal en 2016 après des années de procédures, montre quant à lui la complexité et la lenteur de tels processus. Si justice a fini par être rendue, le temps écoulé depuis les faits (plus de 25 ans) pose la question de l’efficacité réelle de ces mécanismes.

L’impact sur les relations internationales

Ces différentes affaires ont eu un impact significatif sur les relations internationales :

  • Renforcement de la coopération judiciaire entre certains pays
  • Tensions diplomatiques liées aux poursuites visant des ressortissants étrangers
  • Évolution des législations nationales sur la compétence universelle
  • Débats sur l’immunité des chefs d’État en exercice

Elles ont contribué à faire évoluer la perception de la compétence universelle, entre outil de justice et instrument politique potentiellement déstabilisateur.

Le rôle complémentaire de la Cour pénale internationale

La création de la Cour pénale internationale (CPI) en 2002 a marqué une étape importante dans la lutte contre l’impunité des crimes les plus graves. Si la CPI ne se substitue pas aux juridictions nationales exerçant la compétence universelle, elle joue un rôle complémentaire essentiel.

La CPI est compétente pour juger les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre commis après 2002 sur le territoire ou par des ressortissants des États parties au Statut de Rome. Elle peut également intervenir sur saisine du Conseil de sécurité de l’ONU pour des situations concernant des États non parties.

Contrairement aux juridictions nationales, la CPI dispose de moyens d’investigation propres et d’une légitimité internationale qui facilitent théoriquement son action. Elle permet aussi de centraliser les poursuites pour les crimes les plus graves, évitant ainsi la multiplication des procédures nationales.

Cependant, la CPI fait face à ses propres défis. Son champ d’action reste limité aux États parties (123 à ce jour), excluant de fait des puissances comme les États-Unis, la Russie ou la Chine. Elle est régulièrement accusée de se focaliser excessivement sur l’Afrique, même si des enquêtes ont été ouvertes récemment sur d’autres continents.

La coopération des États reste par ailleurs cruciale pour l’efficacité de la CPI, notamment pour l’arrestation et le transfert des suspects. Or, cette coopération fait souvent défaut, comme l’illustre le cas du président soudanais Omar el-Béchir, resté libre de ses mouvements pendant des années malgré un mandat d’arrêt de la Cour.

Articulation entre CPI et compétence universelle

L’articulation entre la CPI et les juridictions nationales exerçant la compétence universelle s’organise autour de plusieurs principes :

  • Primauté des juridictions nationales (principe de complémentarité)
  • Possibilité pour la CPI de se dessaisir au profit d’un État
  • Coopération dans la collecte des preuves et l’arrestation des suspects

Cette complémentarité vise à renforcer l’arsenal juridique contre l’impunité tout en respectant la souveraineté des États.

Perspectives d’avenir : vers un renforcement ou un recul de la compétence universelle ?

L’avenir de la compétence universelle fait l’objet de débats intenses au sein de la communauté internationale. Deux tendances contradictoires semblent se dessiner.

D’un côté, on observe un certain recul de l’application de ce principe dans plusieurs pays occidentaux. Sous la pression diplomatique, des États comme l’Espagne ou la Belgique ont restreint leur législation sur la compétence universelle, limitant les possibilités de poursuites. La crainte de tensions diplomatiques et le souci de préserver des intérêts économiques ou stratégiques expliquent en partie ce mouvement de repli.

De l’autre, la mobilisation croissante de la société civile et l’émergence de nouvelles puissances judiciaires, notamment en Amérique latine et en Afrique, laissent entrevoir de nouvelles perspectives. L’Argentine s’est par exemple illustrée en ouvrant des enquêtes sur les crimes commis pendant la dictature franquiste en Espagne, inversant le sens traditionnel des flux judiciaires Nord-Sud.

Le développement des technologies numériques offre par ailleurs de nouvelles possibilités pour la collecte et la préservation des preuves. Des initiatives comme le Syrian Archive, qui compile et authentifie des vidéos de violations des droits humains en Syrie, pourraient faciliter de futures poursuites basées sur la compétence universelle.

Enfin, l’évolution du droit international, notamment autour de la responsabilité des entreprises dans les violations des droits humains, pourrait ouvrir de nouveaux champs d’application pour la compétence universelle. Des procédures visant des multinationales pour complicité de crimes contre l’humanité commencent à émerger dans plusieurs pays.

Vers une codification internationale ?

Face aux disparités d’application de la compétence universelle entre les États, certains experts plaident pour une codification internationale de ce principe. Cela pourrait prendre la forme :

  • D’un traité spécifique sur la compétence universelle
  • D’un protocole additionnel au Statut de Rome de la CPI
  • De lignes directrices adoptées par l’Assemblée générale de l’ONU

Une telle codification permettrait de clarifier les conditions d’application de la compétence universelle et de renforcer la sécurité juridique, tant pour les victimes que pour les accusés.

En définitive, l’avenir de la compétence universelle dépendra largement de la volonté politique des États à faire primer la justice sur les considérations diplomatiques à court terme. Entre instrument de lutte contre l’impunité et outil potentiel de « lawfare », la compétence universelle reste un mécanisme juridique puissant mais controversé, dont l’utilisation continuera probablement à faire débat dans les années à venir.